Gilles Attaf : "Entre dumping chinois et patriotisme américain, l'Europe reste sans stratégie"
Publié par Elsa Guerin le - mis à jour à
Souveraineté économique, relocalisation industrielle... Dans un contexte géopolitique de plus en plus instable, Gilles Attaf, président de l'association Origine France Garantie, alerte sur l'urgence pour les pouvoirs publics d'assumer un véritable choix de société. Figure engagée du "Fabriqué en France", entrepreneur textile et cofondateur des Forces Françaises de l'Industrie, il revient sur la genèse de la certification et ses impacts concrets pour redynamiser les territoires. Explications.
Quelle est la genèse de la certification Origine France Garantie ?
L'association Origine France Garantie a été fondée en 2010 sous le nom de Pro France, mais la certification elle-même existe depuis 2011. Elle est née d'une mission ministérielle confiée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, avec pour objectif de créer une marque France. L'idée était d'apporter de la traçabilité et de la transparence aux produits français, dans un contexte où le cadre du "Made in France", tel que défini par le Code des douanes européennes, s'avérait largement insuffisant.
Le règlement européen qui encadre l'utilisation de l'appellation "Made in France" est en réalité très permissif. Il suffit de tirer une part significative de sa valeur d'une ou plusieurs étapes de fabrication localisées en France. Autrement dit, on peut afficher cette mention même si la majorité du produit est fabriquée à l'étranger. C'est cette faiblesse du cadre légal qui nous a poussés à créer la certification Origine France Garantie, beaucoup plus exigeante.
En quoi consiste exactement cette certification ?
Nous avons conçu un dispositif rigoureux, confié à des organismes certificateurs indépendants. La certification ne s'applique pas à l'entreprise dans son ensemble, mais à des gammes de produits spécifiques. Pour être certifiés, ces produits ont pour obligation de respecter deux critères : d'abord, toutes leurs caractéristiques essentielles doivent être obtenues en France ; ensuite, au moins 50 % de leur prix de revient unitaire hors taxes doit provenir d'activités réalisées sur le territoire français. Cela inclut les achats de matières premières, la main-d'oeuvre, les investissements ou encore la R&D, avec un plafond fixé à 10 % pour cette dernière. Par exemple, j'ai été à la tête d'une entreprise de textile certifiée Origine France Garantie : les tissus provenaient d'Italie, mais le reste de la chaîne de valeur était localisée en France. Elle atteignait plus de 70 % de coût français, ce qui la rendait éligible à la certification.
Qu'est-ce que cette certification apporte concrètement aux entreprises et aux consommateurs ?
D'abord, elle leur donne de la lisibilité. Chaque produit certifié reçoit un numéro unique et peut afficher le logo "Origine France Garantie". Le consommateur sait ainsi exactement ce qu'il achète. Ensuite, cette transparence contribue à soutenir l'emploi local et la dynamique industrielle. Ce n'est pas une démarche symbolique : c'est un engagement fort qui a un impact économique réel. Nous avons par exemple certifié la Toyota Yaris Cross, produite à Valenciennes. C'est ce modèle précis qui est certifié, pas l'ensemble de la marque. Il n'est pas possible de faire certifier une gamme dont une partie est produite en France et une autre à l'étranger. Ce qui nous intéresse, ce sont les produits eux-mêmes.
Pourquoi avoir créé une association, et non un label d'État ?
Tout simplement parce que la législation européenne interdit à un État membre de promouvoir sa production nationale. Une telle initiative ne peut donc être portée que par une structure associative indépendante. Aujourd'hui, nous comptons près de 650 entreprises certifiées et 3 000 gammes de produits.
Vous avez étendu cette démarche au secteur des services. Comment cela fonctionne-t-il ?
Effectivement, nous avons lancé la certification "Service France Garanti". Elle fonctionne sur un principe différent, en évaluant l'origine sociale du service : 90 % des contrats de travail doivent être de droit français, et 100 % pour les adhérents de l'Association française de la relation client (AFRC). Ce volet s'adresse particulièrement aux centres d'appel, aux services après-vente, aux fonctions délocalisées. Actuellement, nous comptons 137 services certifiés. Une soixantaine d'entreprises sont aujourd'hui engagées, parmi lesquelles on peut citer EDF, La Macif ou Edenred.
Selon vous, que dit cette dynamique de relocalisation sur l'état de l'industrie française ?
La situation est préoccupante. Nous avons été frappés de plein fouet par la désindustrialisation. Avant la crise du Covid, la France comptait moins de 10 % de son PIB issu de l'industrie manufacturière, contre 22 % en Allemagne. Nous sommes au niveau de la Grèce. La pandémie a révélé nos faiblesses, notre dépendance. On nous avait vendu une mondialisation heureuse, mais elle s'est accompagnée d'un affaiblissement de notre souveraineté. La question de la souveraineté reste capitale. Il s'agit d'une cause nationale si nous souhaitons que notre pays retrouve une énergie et diminue le délitement social et territorial. La situation est dramatique. On nous avait dit que nous serions une société de services, mais ces services sont eux-mêmes délocalisés. Il faut sortir du déni, il y a urgence.
Pensez-vous que le plan France 2030 peut inverser cette tendance ?
Il a permis une prise de conscience, c'est indéniable. Il y a eu un regain d'investissement, des moyens ont été redéployés vers les entreprises industrielles. Mais aujourd'hui, cette dynamique est mise à mal par le coût de l'énergie. La guerre en Ukraine a révélé notre dépendance à la Russie concernant nos énergies. Sans énergie, pas d'industrie. Par ailleurs, il faut souligner que les entreprises françaises souffrent de la concurrence déloyale des plateformes chinoises. Ces dernières ne respectent aucune norme. D'un côté, nous avons le patriotisme américain, de l'autre, le dumping chinois. Il faut une prise de conscience de la situation. Des leviers existent, comme la commande publique.
C'est-à-dire ?
Si nous adoptions pour l'achat public français les pratiques de l'achat public allemand, cela permettrait d'accroître de plus de 10 milliards d'euros le chiffre d'affaires de notre outil productif, dans le respect des textes européens actuels. Il faut le dire tel quel : il s'agit d'un choix de société. Souhaite-t-on redevenir une nation de production ? La prise de conscience doit venir de l'État mais aussi des consommateurs. Quand Arnaud Montebourg dit que l'on vote avec sa carte bleue, il n'a pas tort. Quand on consomme, on fait des choix. Il faut consommer moins, mais mieux...
Pourquoi l'État ne prend-il pas en compte cette option de commande publique ?
Tout d'abord, il y a un problème de formation de nos acheteurs publics. Et puis, on ne voit pas suffisamment le coût caché des délocalisations. On pâtit également de nos excès de normes françaises. Nous sommes le seul pays en Europe à avoir des acheteurs publics responsables pénalement durant un an de leur choix. Cela les incite à justifier leurs achats par le prix uniquement.
Pensez-vous qu'avec les mesures prises par le président américain, cela puisse accélérer les prises de décision ?
L'élection de Trump provoque un certain électrochoc : on peut à présent réfléchir à davantage de protectionnisme. En France, nous avons des chercheurs, nous devons rattraper notre retard en matière de robotisation, et nous devons nous mettre en capacité de produire de nouveau en France, avec plus de volume. Nous avons au sein de nos territoires de véritables pépites qui démontrent que nous pouvons redevenir très compétitifs. Par exemple, je pense au groupe spécialisé en aérostructure ACI. Il faut se rappeler qu'un emploi dans l'industrie crée trois autres emplois. Nous devons rassembler tout le monde sur cette question de l'industrialisation. Ce type d'initiatives mérite d'être soutenu par l'État. Il faut construire des projets sur des volumes, pour créer des économies d'échelle et regagner en compétitivité. L'envie est là, dans les territoires. Il ne manque que le signal politique.
Quel lien établissez-vous entre industrie et service ?
Ils sont totalement liés. Un emploi industriel génère en moyenne trois emplois directs dans les services. C'est une chaîne. L'industrie est la colonne vertébrale de notre économie. Il faut une volonté transpartisane pour porter ce sujet. C'est un enjeu de souveraineté, mais aussi de cohésion sociale. Relancer l'industrie, c'est faire renaître l'ascenseur social, donner de nouveaux débouchés, redonner sa valeur au travail. On parle souvent du burn-out dans les services : on le retrouve beaucoup moins dans l'industrie.
Dans les conditions actuelles, peut-on croire à une vraie réindustrialisation de la France ?
Oui, mais à condition de s'en donner les moyens. Nous devons sortir du déni, reconnaître que le dumping chinois et le protectionnisme américain nous mettent en difficulté. Il faut repenser nos stratégies, nos formations, notre vision de la compétitivité. La réindustrialisation devra être décarbonée, bien sûr, mais elle devra aussi être économiquement viable. Nous avons une formidable carte à jouer, si nous savons faire les bons choix.