Ghassan Paul Yacoub, EDHEC : "Shein et TEMU jouent sur la peur de manquer pour pousser à l'achat"
Publié par Elsa Guerin le - mis à jour à
Professeur associé à l'EDHEC et directeur académique du Global MBA, Ghassan Paul Yacoub explore les grandes transformations économiques portées par l'intelligence artificielle. Spécialiste de la stratégie et de l'innovation, il s'intéresse de près à l'évolution des modèles d'affaires, notamment dans l'e-commerce. À l'heure où l'IA bouleverse les pratiques des entreprises et les comportements des consommateurs, il alerte sur les enjeux de souveraineté, d'éthique et de régulation pour l'Europe.
Un terme revient souvent dans vos analyses : les dark patterns. De quoi s'agit-il exactement ?
Les dark patterns sont des techniques de conception d'interface numérique qui visent à manipuler le comportement des utilisateurs. Il s'agit de biais intégrés dans le design des plateformes pour influencer les décisions de consommation. Concrètement, cela peut aller d'un compte à rebours artificiel, comme on en voit chez TEMU, à des messages d'urgence qui créent un sentiment de rareté ou de FOMO - la peur de manquer une opportunité. Ces techniques conduisent souvent à des achats impulsifs ou multiples. On parle ici d'une forme de manipulation qui, même si elle peut sembler anodine, soulève de véritables questions éthiques.
La Commission européenne a récemment accusé Shein d'utiliser ces méthodes. Peut-on aujourd'hui les encadrer ?
L'Union européenne a commencé à réagir, notamment à travers le Digital Services Act. Mais il reste encore beaucoup à faire. Le EU AI Act mentionne l'impact de l'intelligence artificielle dans les pratiques commerciales, mais il est moins précis sur les cas concrets liés à l'e-commerce. La grande difficulté, c'est de définir juridiquement ce qui est ou non acceptable, car ces pratiques évoluent très vite. Il est donc nécessaire de renforcer la réglementation, mais aussi d'accompagner cela d'une action pédagogique. Les consommateurs doivent comprendre ces techniques. Beaucoup ne savent même pas qu'ils sont manipulés. C'est aussi le rôle des commerçants, des médias, des institutions, de faire de l'éducation numérique. En France, le ministère de l'Économie peut jouer un rôle moteur en renforçant le cadre réglementaire et en mobilisant les acteurs économiques autour de cette question.
Comment fonctionnent concrètement des plateformes comme Shein ou TEMU ? En quoi diffèrent-elles des autres e-commerçants ?
Leur modèle repose entièrement sur l'intelligence artificielle. Contrairement aux e-commerces traditionnels en Europe, ces plateformes ont été conçues comme des outils technologiques avant d'être des commerces. Elles collectent une quantité massive de données comportementales : clics, likes, temps passé sur une page produit, contenu des paniers. Ces données alimentent en temps réel des algorithmes capables de personnaliser les recommandations et d'anticiper les envies. Le but n'est pas seulement de provoquer un achat immédiat, mais de créer une forme d'addiction sur le long terme. TEMU, par exemple, s'inspire des mécanismes des jeux d'argent pour capturer l'attention. On transforme ainsi l'expérience d'achat en jeu, avec des récompenses, des surprises, des incitations constantes. C'est une approche très agressive, particulièrement efficace auprès des jeunes générations, notamment la Gen Z.
Est-ce que ce type de consommation a des conséquences sociétales ?
Les conséquences sont multiples. D'abord, il y a une surcharge cognitive. Le consommateur est constamment sollicité, poussé à agir vite, sans recul. Cela peut entraîner des risques financiers, notamment chez les plus jeunes ou les plus vulnérables. Ensuite, il y a un impact environnemental considérable. Par exemple, Shein lance jusqu'à 7 000 nouveaux produits par jour. Cette ultra-fast fashion, optimisée par l'IA, repose sur une production et une logistique de masse, difficilement compatibles avec des objectifs de durabilité. Il faut aussi parler des données personnelles : Shein a déjà été sanctionnée pour manipulation de données, et TEMU est sous surveillance. Ces entreprises, souvent basées hors d'Europe, posent un vrai problème de souveraineté numérique et de respect de nos cadres réglementaires. Enfin, il y a un enjeu de concurrence déloyale, puisque ces acteurs ne jouent pas selon les mêmes règles que les entreprises européennes.
Comment y répondre ?
Il faut d'abord clarifier ce qui est légal ou non. Par exemple, un faux compte à rebours, est-ce légal ? La réponse doit être claire. Ensuite, nous devons exiger une plus grande transparence des algorithmes, et encourager un design plus éthique des interfaces. Mais cela ne suffira pas sans une montée en connaissances des consommateurs. Il faut éduquer, dès le plus jeune âge, à comprendre ces mécanismes. Les médias, les institutions publiques, les universités et même les entreprises ont un rôle à jouer. C'est aussi une opportunité : celle de construire une alternative européenne, fondée sur l'éthique, la durabilité et la transparence.
Au fond, que nous disent ces plateformes sur l'évolution du commerce ?
Elles montrent qu'avec l'IA, on peut transformer toute la chaîne de valeur : de la conception produit jusqu'à l'expérience client. Ces entreprises utilisent l'intelligence artificielle pour prédire les tendances, ajuster les stocks, optimiser les coûts et accélérer la production. Le consommateur voit une interface simple et fluide, mais derrière, il y a une architecture technologique très avancée. Cette logique change complètement la nature de la concurrence. C'est un autre jeu, avec d'autres règles. Et cela appelle une réponse collective, stratégique, au niveau européen. L'enjeu, ce n'est pas seulement de réguler, c'est de proposer un modèle alternatif, capable de conjuguer innovation technologique et responsabilité sociale.