Benoit Thieulin, président du CNNum : "Nous ne formons pas assez de professionnels du numérique en France"
Le président du Conseil National du Numérique revient sur les enjeux du digital en termes de ressources humaines pour les entreprises et pour la France. Rencontre.
Je m'abonneParmi vos missions au sein du CNNum, il y a celle de cartographier les talents du numérique en France. Quelles sont vos conclusions ?
Nous avons en France une vraie tradition scientifique qui se retrouve notamment dans la capacité à former des grands scientifiques, ingénieurs et chercheurs. Si on regarde la révolution Française et avant même d'ailleurs l'ancien régime, le rôle de la science était très fort. Et si l'on regarde encore plus près la révolution industrielle française s'est beaucoup appuyé sur la révolution des ingénieurs. Si deux figures doivent incarner cela, on peut citer Jules Vernes et Gustave Eiffel , un ingénieur et un entrepreneur hors pair. De tout cela, nous bénéficions dans le numérique car nous avons de grandes formations d'ingénieur et une tradition mathématique. Tout n'est pas lié au talent des développeurs cependant, nous avons de très bons fondamentaux dans notre matrice culturelle française. Grâce à cette tradition mathématique et à la place qu'elle occupe dans notre imaginaire collectif. Nous disposons d'un excellent terreau pour créer d'excellents cadres de la révolution numérique du côté des développeurs. Pour autant, la première vague du numérique a été largement loupée par la France et plus largement l'Europe. Et cela dans les grands écosystèmes qui se sont mis en place, e-commerce, search, média sociaux, publicité, etc... Il ne faudrait pas croître qu'il s'agit là d'une fatalité car en Europe on a tendance à dire que la révolution numérique est américaine. C'est un contre sens. Tout comme le fait de dire que le monde entier est submergé par cette vague numérique américaine. La révolution numérique n'est pas exclusivement américaine. La moitié des inventeurs dans des domaines aussi variés que l'hypertexte, la commutation par paquets, en passant par de nombreuses autres inventions sont autant européens qu'américains.
Quelle est la position de la France face aux États-Unis?
Si on regarde l'état du monde aujourd'hui, la situation de la France par rapport au États-Unis est relativement inédite. Vous allez au Japon, en Corée, en Indonésie, au Brésil, en Russie, en Chine,...il y a des écosystèmes locaux,. Pas forcément du search local partout - en Chine il y en a- mais vous allez trouver des Youtube, des eBay, des Facebook, des Twitter, chinois, japonais, brésiliens, etc...Mais pas européen! Donc l'Europe sur ces points croit souvent être dans une situation de dépendance mais cette dépendance est inédite et unique à l'échelle de la planète. Je serais beaucoup plus optimiste sur la seconde vague du numérique qui s'est ouverte avec les objets connectés et avec le big data ou l'Europe et la France sont très désormais très forts.
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Quelles en sont les conséquences en termes de ressources humaines?
Cela a eu une conséquence principale. Une grande partie de nos ressources humaines, le bras armé français de la révolution numérique est parti en Californie. Là est le drame car d'excellents cadres ont trouvé le moyen de déployer leurs compétences ailleurs. Le rapport que Tarik Krim (membre du conseil nation du Numérique, serial entrepreneur talentueux du digital, ndlr) remis en mars 2014 à Fleur Pellerin fourmille d'exemples. De nombreux cadres, ingénieurs, développeurs, ou autres sont allés irriguer de leurs expériences le terreau des start-up américaines. C'est valable chez Google, chez Facebook, etc...Et effectivement quand on se rend dans la Silicon Valley, on croise plein de français! Le sujet est maintenant de savoir comment les faire revenir...Pour autant certains pays nous montrent la voie. Je pense à un contre-exemple très fort, le cas des israéliens. Je me suis rendu sur place l'année dernière et ils m'ont appris au moins 2 choses. Même si on a d'excellentes traditions scientifiques, la réalité est que nous ne formons pas assez de professionnels du numérique en France, surtout avec l'appel d'air émanant des États-Unis. Les besoins sont énormes. De nombreux postes de développeurs ne peuvent pas être pourvus...Il y a donc un vrai besoin de réorienter les choix de carrière des jeunes vers les parcours scientifiques et notamment vers des disciplines liées au numérique. En Israël, au tournant des années 80/90,le pays a fait le constat que le numérique devait être un eldorado. Ils ont choisi de mettre en place une réorientation massive des étudiants vers les carrières scientifiques. Et en 15 ans, ils sont parvenus à multiplier par 9 le nombre de jeunes dans ces filières en se donnant les moyens pour convaincre, persuader, inciter les jeunes à se réorienter vers ses carrières. Comme quoi on peut le faire!
En France sait-on évaluer le potentiel d'emplois dans le numérique ? Il y a des créations mais aussi des destructions d'emplois...
L'un des enjeux de la révolution numérique est de savoir au fond à quel point elle est, plus ou moins, "Schumpeterienne". C'est à dire que la transition numérique que l'on vit détruit des emplois mais que derrière de nouvelles entreprises se créent sur de nouveaux modèles. Donc il ne faut pas avoir peur d'une destruction d'emplois si elle induit une création de nouveaux emplois. La question que l'on peut se poser est qui est une question finalement d'assez long terme et presque philosophique est qu'il est probable que nous sommes en train de vivre le début d'une vague d'automatisation d'un certain nombre de métiers qui n'a d'équivalent que ce que l'on a connu dans les années 70 et 80 quand on a commencé à robotiser les chaînes industrielles. Ce qui a quand même fait s'effondrer une partie de la classe ouvrière en Europe et aux États-Unis. On avait besoin d'ouvriers qualifiés et non de maillons de la chaine de production. Tout nous indique que la révolution numérique est en train de faire subir à une partie des métiers et des emplois du service , du tertiaire, quelque chose d'assez équivalent si on raisonne à 30 ans. Oui les métiers de comptable, de guichetiers, sont menacés. On aura besoin d'autres types d'emplois. J'ai crée un master executive a Science Po qui s'appelle "Digital Humanities". L'idée est d'être capable de pouvoir décoder les transformations numériques que nous vivons. De la même manière que les humanités donnaient à l'honnête homme du 18ième siècle les clés pour décoder son époque. L'enjeu de cette formation est aussi de donner des clés pour comprendre quelles sont les évolutions qui sont en cours et donc pouvoir passer par dessus l'obsolescence des savoirs qui est très forte. Aujourd'hui les grands entreprises se préoccupent de leur transformation numérique. L'enjeu de cette transformation est aussi un enjeu de formation. Pour s'adapter au numérique, les entreprises ont pour une grande partie un problème de cadres et de ressources.
Des initiatives comme la French Tech ont-elles apporté un élan pour le numérique?
Bien sûr. La French Tech est à la fois un étendard et un pôle d'attraction. C'est un étendard pour donner de la visibilité aux forces économiques montantes. Cela joue très bien son rôle car cela prouve qu'en France nous avons beaucoup de créativité sur les territoires. La génération qui émerge est pleine de promesse et la French Tech a mis en lumière et accéléré ce mouvement. Lors du CES nous étions très bien représentés, plus que l'Allemagne, l'Italie, etc...Il y a beaucoup de choses qui sont en train de bouger en France et qui laissent beaucoup d'espoir.
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Quels défis attendent les entreprises vis à vis du numérique?
Avec le numérique, les entreprises font face à un enjeu d'innovation. Ce qui va faire leur différence est leur capacité à innover et à inventer de nouveaux produits et de nouveaux services. Et pour cela elles vont faire face à deux problèmes : comment faire venir les jeunes talents et comment elles vont réussir à innover. En fait c'est un peu le même problème. Je ne pense pas que ce sera en offrant des carrières classiques qu'elles vont attirer les talents. Si les grandes entreprises vont recruter à la sortie des grandes écoles, elles vont avoir du mal. En revanche un des enjeux sera de parvenir à trouver des moyens d'attirer ses talents en incubant des start-ups, en rachetant des structures, en s'adaptant aux nouvelles données du marché. En terme de ressources humaines pour aller capter le talent des jeunes talents et de l'excellence, le changement par rapport aux pratiques d'hier est fondamental.