Manuel Pereira, Association Valentin Haüy : "90% des sites e-commerce sont en retard"
À moins de deux mois de l'entrée en vigueur de la Directive Européenne sur l'Accessibilité Numérique, le secteur de l'e-commerce français se retrouve face à un défi de taille... compte tenu du retard pris. Manuel Pereira, responsable accessibilité numérique de l'Association Valentin Haüy, fait le point sur l'état du marché, les obligations à venir et les solutions concrètes pour les entreprises.

L'Association Valentin Haüy est un acteur historique du handicap visuel en France. Quel est aujourd'hui votre rôle sur le terrain de l'accessibilité numérique ?
L'association, fondée en 1889, est la plus ancienne dans le domaine de la déficience visuelle en France. Nous avons plus de 140 implantations locales. Notre action va du médico-social à la formation, en passant par l'accès à la culture, avec une grande médiathèque. Pour ma part, je travaille spécifiquement sur l'accessibilité numérique, un enjeu crucial alors que les sites français sont très en retard sur le sujet.
La nouvelle Directive Européenne va-t-elle vraiment changer la donne pour les sites marchands ?
À partir du 29 juin 2025, tous les sites d'e-commerce - qu'il s'agisse de distribution, de luxe, d'assurance en ligne, etc. - devront être accessibles. Cela signifie qu'une personne en situation de handicap devra pouvoir réaliser un acte d'achat en ligne sans obstacle. Si ce n'est pas le cas, elle pourra signaler les blocages à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), via la plateforme Signal Conso, dont le champ sera élargi à la directive.
Justement, où en est-on aujourd'hui en matière d'accessibilité des sites e-commerce français ?
Les chiffres sont alarmants : selon moi, 90 à 95 % des sites posent aujourd'hui des problèmes d'accessibilité. Cela concerne toutes les étapes de l'achat : création de compte, recherche et sélection des produits, ajout au panier, tunnel de commande, choix de livraison, paiement, mais aussi les mails de confirmation et de suivi de commande.
Concrètement, qu'est-ce que cela implique pour une personne aveugle ou malvoyante ?
Il existe des recommandations internationales, les Web Content Accessibility Guidelines (WCAG), émises par la Web Accessibility Initiative du W3C. Elles définissent les règles techniques pour garantir l'accessibilité, quel que soit le handicap ou l'aide technique utilisée. Une personne aveugle, par exemple, utilisera un lecteur d'écran qui restitue vocalement le contenu. Pour une personne malvoyante, il peut s'agir d'un logiciel de grossissement de caractères ou d'options de contraste. Mais l'essentiel est que le site soit bien conçu dès le départ, les modules additionnels ne sont qu'un plus.
La directive impose-t-elle aussi des obligations sur l'équipement des utilisateurs ?
La directive s'attache à la conception et le développement du site et non à l'équipement de la personne. L'utilisateur doit disposer de ses propres aides techniques, mais le site doit être compatible avec celles-ci.
Quels sont les leviers d'action pour les entreprises à l'approche de la deadline ?
La première étape, c'est de réaliser un audit d'accessibilité pour connaître le niveau réel du site, en exigeant que l'audit propose aussi des solutions de correction. Ensuite, il faut recourir à des prestataires spécialisés, car beaucoup se prétendent experts sans réelle compétence. Pour les entreprises qui développent en interne, il est indispensable de former les équipes - développeurs, designers, contributeurs - à l'accessibilité, et d'impliquer les utilisateurs dans la validation via des tests.
Peut-on se contenter d'ajouter un simple lecteur audio sur son site pour être conforme ?
Non, un lecteur audio qui lit la page ne suffit pas. L'accessibilité, c'est permettre l'interaction avec tous les éléments du site, pas seulement la lecture. Pour un site institutionnel ou un blog, ce type d'outil peut rendre service, mais pour de l'e-commerce, il atteint vite ses limites.
L'accessibilité représente-t-elle un surcoût important pour les entreprises ?
Il y a un surcoût, c'est indéniable, mais il reste marginal par rapport au budget global d'un projet, surtout si l'accessibilité est intégrée dès la conception. Pour les grandes plateformes existantes, c'est plus coûteux car il faut tout revoir en profondeur. Mais il y a aussi une opportunité business : fidéliser une clientèle autour du handicap souvent oubliée et augmenter ainsi son chiffre d'affaires.
Est-ce qu'il y a des sites qui se distinguent en matière d'accessibilité ?
Houra.fr est aujourd'hui l'un des sites les plus utilisables pour faire ses courses en ligne. Les utilisateurs y sont fidèles. Amazon, de son côté, ne remplit pas tous les prérequis mais reste utilisable, sans blocage majeur, ce qui le place au-dessus de la moyenne française.
Un événement majeur va bientôt réunir les professionnels du secteur à Paris. Pouvez-vous nous en parler ?
A11y Paris, coorganisé par l'Association Valentin Haüy et Tanaguru, est devenu le rendez-vous national de l'accessibilité numérique. Cette année, le focus sera mis sur la directive. Des tables rondes réuniront des acteurs de l'e-commerce (Leboncoin, SNCF Connect, BNP Paribas, Carrefour...) et du secteur bancaire. L'événement est gratuit et se tiendra au Salons de l'Aveyron (près de Bercy), le mercredi 25 juin de 9h à 18h, avec environ 600 participants attendus.
Il ne faut pas oublier que l'accessibilité numérique est un enjeu de société. Pour les 12 millions de personnes en situation de handicap en France, l'e-commerce représente une opportunité d'autonomie... à condition que les sites jouent le jeu. La directive européenne marque une étape décisive, mais il reste beaucoup à faire pour transformer l'obligation légale en réalité quotidienne.
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