Le digital n'a pas fini de bousculer le commerce, à commencer par la Chine
Après la vague des sites e-commerce, le modèle des places de marché et des portails de services s'impose aux plus grands acteurs BtoC et BtoB comme un moyen de renforcer leurs positions. Mais de nouvelles approches en provenance de Chine promettent de révolutionner le secteur.
Je m'abonneÀ ses débuts, pas si lointains, l'e-commerce a été perçu comme une menace pour les magasins physiques. L'offensive des pure players du commerce en ligne n'a pourtant pas eu raison des acteurs traditionnels de la distribution. On peut même dire qu'elle a plutôt contribué à les sauver en les obligeant à se réinventer, d'abord en développant leur propre site e-Commerce et, plus récemment, en utilisant le digital pour redonner de la valeur et de l'attractivité à leurs points de vente. Grâce à ces investissements, visant notamment à assurer la continuité entre les canaux physiques et online, l'anéantissement annoncé du commerce physique n'a pas eu lieu: en France, l'essentiel des achats se fait toujours en magasin et, malgré une croissance de plus de 12 fois supérieure à celle du reste de l'activité1, l'e-commerce ne représente pas plus de 8% du commerce de détail (2016)2.
La montée en puissance des marketplaces B to C
Depuis cinq ans, tout en continuant à développer/optimiser leur site e-commerce ainsi que leurs moyens logistiques, les grands acteurs français du retail se tournent vers le modèle de la place de marché. En devenant opérateur de leur propre marketplace, les grandes enseignes - Auchan, Galeries Lafayette, Nature et Découvertes, Fnac, Carrefour, GiFi, Darty... - adoptent la stratégie d'ouverture à des marchands tiers qui a permis à Amazon de devenir la destination "one-stop-shoppin " par excellence - celle que le consommateur choisit parce qu'il est certain d'y trouver tout ce qu'il cherche.
En 2015, la marketplace du champion américain représentait 45% de ses ventes mondiales. En jouant le rôle de tiers de confiance entre les marques présentes sur leur marketplace et les consommateurs, les enseignes monétisent leur notoriété et leur audience. Elles étendent ainsi à moindre coût leur capacité d'offre, sans grossir leur catalogue ni gonfler leurs stocks. Rémunérées par les abonnements des marchands tiers et par les commissions sur les ventes effectuées via leur plate-forme, les enseignes peuvent, de plus, capter la connaissance client à la source. Grâce aux données collectées, elles valorisent leur propre catalogue en élevant la pertinence des recommandations faites aux consommateurs. Facilitée par des plate-formes techniques innovantes comme Mirakl, la mise en place d'une marketplace n'en reste pas moins un changement de métier et de culture pour la plupart des retailers.
Les nombreux avantages du modèle expliquent que la part des marketplaces dans l'e-commerce BtoC ait progressé de 18% entre 2015 et 2016 et représente 28% du volume d'affaires total des sites qui les hébergent3. Après les retailers, c'est au tour des acteurs BtoB de s'y intéresser et d'investir dans les marketplaces -que ce soit dans une logique défensive du type "one-stop-shopping" consistant à élargir leur offre à de nombreux domaines complémentaires, ou dans une optique de spécialisation, en cherchant à regrouper le maximum de références dans un univers donné.
C'est aussi la possibilité pour les industriels et les acteurs du service qui travaillaient jusqu'ici en BtoBtoC de s'adresser directement au client final et/ou de proposer à leurs distributeurs existants une alternative à la création et à la maintenance de leur propre site e-commerce.
Les nouvelles offensives des pure players (qui n'en sont plus...)
Tandis que ces modèles se mettent en place et se perfectionnent, le paysage du commerce au sens large est derechef en passe d'être bouleversé par de nouvelles initiatives des pure players en direction du commerce physique. Si l'on a beaucoup parlé en Occident du rachat des magasins d'alimentation bio Whole Foods par Amazon (juin 2017) et du succès rencontré par ses librairies physiques aux États-Unis (13 à ce jour), c'est en Chine qu'ont actuellement lieu les avancées les plus spectaculaires.
Le géant de l'e-commerce Alibaba est en train d'imposer son concept de "new retail" qui balaie les problématiques de commerce omnicanal encore au coeur des préoccupations des retailers européens. Le new retail, c'est la fusion de l'expérience en ligne et en magasin, l'intégration complète du digital dans le commerce de détail classique avec, notamment: un merchandising personnalisé sur mobile, des cabines d'essayage virtuel, l'accès aux avis des clients, aux caractéristiques, à des vidéos explicatives en scannant un produit, l'achat et le paiement ultra simplifiés sur mobile (via Alipay) et, bien sûr, la livraison à domicile.
Alibaba a fait la démonstration de son concept à une échelle sans précédent lors du Singles Day 2017: 140000 marchands se sont associés à l'événement qui s'est déroulé aussi bien en ligne que dans les magasins partenaires équipés des technologies "in store" de pointe développées par Alibaba. Résultat: 25,3 milliards de dollars de ventes en 24 heures, 40% de plus que lors du Singles Day 2016, et une collecte phénoménale de données clients.
Lire aussi : [Tribune] Optimisez son potentiel e-commerce B2B
L'accélération
Riche de ses innovations digitales, Alibaba accélère sur le front du commerce physique: il entre à hauteur de 36,16% au capital de la chaîne de supermarchés Sun Art Retail Group dont Auchan détient 36,18%. Il fournit l'application et la technologie de réalité augmentée qui équipent le spectaculaire "Shanghai Roastery" de Starbuck -un café de 2800m² qui a ouvert ses portes en décembre 2017. Il lance le concept de "distributeur automatique de voitures" qui permet aux consommateurs chinois de tester la voiture de leur choix, puis de l'acheter dans la foulée, le tout à partir de leur smartphone et sans intervention d'un vendeur en chair et en os...
Si Alibaba est en pointe, WeChat (Tencent) n'est pas en reste: bien plus qu'une messagerie instantanée, WeChat est l'application quasi-universelle utilisée quotidiennement par plus de 700 millions de Chinois pour communiquer, faire des démarches administratives, acheter des produits et des services, payer... Pour toute marque qui veut compter sur le marché chinois, avoir un compte officiel WeChat est tout aussi incontournable qu'être présent sur Tmall, la place de marché d'Alibaba.
Vue d'Europe, la digitalisation accélérée du commerce chinois est un véritable tsunami et préfigure ce qui attend les acteurs européens, car, dotés d'une redoutable puissance financière, les leaders chinois portent et vont continuer à porter leur offensive bien au-delà des frontières de l'Empire du Milieu. Les stratégies d'alliance sont à l'ordre du jour, mais c'est sur la pénétration du modèle chinois lui-même qu'il faut parier: un modèle mobilisant massivement le digital et le mobile pour gommer définitivement ce qu'il reste encore de barrières entre l'e-commerce et le commerce physique, entre BtoB et BtoC, entre produits et services... Une révolution à laquelle il faut se préparer en regardant un peu moins vers l'ouest, comme nous avons pris l'habitude de le faire, et beaucoup plus vers l'est car c'est bien de là que souffle le vent du "commerce total".
(1) Le commerce en 2016, INSEE, juin 2017.
(2) Chiffres clés 2016-2017, Fédération e-commerce et vente à distance (Fevad)
(3) Source: Fevad iCE
Amram Azoulay, directeur digital consulting de Keyrus, dispose de plus de 15 ans d'expérience dans le domaine des télécommunications, de la gestion de la relation client et du digital (e-commerce, marketplace, etc.). Il intervient principalement sur des projets majeurs de transformation digitale: missions de cadrage autour de la définition de nouveaux business model, accompagnement de l'innovation au sein des organisations... Au sein de Keyrus, Amram pilote les activités du Hub Digital (animation transverse des offres digitales du groupe) et dirige la practice conseil digital.