Quand les foncières revisitent le centre commercial
En 1969 naissait le premier centre commercial. 50 ans plus tard, Internet est passé par là et les tendances de consommation ont changé, entraînant une baisse de fréquentation de ces centres. Place à un nouveau modèle, smart et animé, conçu pour faire vivre bien plus qu'un moment shopping.
Je m'abonneCinq milliards de dollars: c'est le montant investi dans le centre commercial le plus cher au monde, American Dream, qui a ouvert le 25 octobre dans le New Jersey. Un nom qui lui va comme un gant, tellement tout fait rêver dans ce "mall" dernière génération. Avec les téléphériques d'une piste de ski intérieure, une patinoire de hockey, un parc d'attractions géant, sans oublier un immense parc aquatique. Et 350 boutiques. Un concept unique: 55% de l'espace est consacré au divertissement et aux restaurants et 45% aux boutiques.
Si l'exemple d'American Dream est un peu extrême, il n'en traduit pas moins une nouvelle tendance de l'offre en centre commercial, que l'on retrouve aussi en France : moins de mode, mais plus de restauration, et plus de culture et loisirs. "La révolution numérique a transformé les comportements des consommateurs qui veulent autre chose qu'une succession de boutiques", affirme Robert Strom, Group Portfolio Manager de SCC Shopping Center, qui livrera fin 2021 "Le Spot" (anciennement évry 2), où le pôle loisirs et restauration occupera 30% de l'offre au lieu de 10% auparavant. Chiffres à l'appui, cette stratégie de diversification porte ses fruits. "Comme dans notre établissement Saint-Genis, près de Lyon, où depuis que nous avons fait la rénovation et ajouté un pôle restauration, nous enregistrons +20% de trafic."
Mettre les loisirs au centre
Dans les nouveaux projets, le shopping passe ainsi, petit à petit, au second plan. "Les centres commerciaux, axés autour de leur hypermarché, repensent leur modèle. La locomotive alimentaire tend à se réduire, comme à O'Parinor, où Carrefour diminue sa surface de 20 % pour accueillir Decathlon, indique Renaud Mollard, COO de la foncière britannique Hammerson. Quant à la partie mode, elle diminue, du fait de la forte pénétration du online sur ce secteur. Et ce sont les loisirs qui occupent les espaces laissés vacants, offrant de nouvelles expériences aux consommateurs."
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Même son de cloche du côté d'Altarea Cogedim, qui vient d'inaugurer l'extension de Cap 3000 à Saint-Laurent-du-Var. "Les consommateurs viennent autant pour se détendre que pour effectuer leurs achats aujourd'hui", affirme Ludovic Castillo, président du directoire d'Altarea Cogedim. C'est la raison du nouveau Cap 3000, entièrement rénové, qui s'est agrandi et qui est ouvert sur la mer, avec des terrasses, des espaces de jeux, un Metropolitan Fitness & Spa de 3600m², un espace d'exposition immersive sur les océans, développé avec MK2+ et le musée océanographique de Monaco.
Selon Les Échos études, il apparaît un décalage entre l'offre et la demande avec une surcapacité de superficie commerciale de l'ordre de 12% à l'échelle nationale. Et cette surcapacité continuera de croître, de l'ordre de 30% supplémentaires à l'horizon 2023. D'où la transformation profonde du modèle.
Du retailtainment à profusion pour étendre le temps de présence des visiteurs, aujourd'hui évalué à un peu plus d'1h30. Ce chantier, pharaonique, aura coûté 650 millions d'euros. Un pari osé pour la foncière mais ces nouvelles activités constituent une promesse de flux et de notoriété, indispensable pour se démarquer. La troisième piste est celle des services, comme l'explique Anne-Sophie Sancerre, directrice générale des centres commerciaux France Unibail-Rodamco-Westfield. "La diversification des activités permet d'enclencher des cercles vertueux en termes de fréquentation et d'expérience. C'est aussi pourquoi nos projets en développement sont de plus en plus mixtes, à l'image de celui que nous développons dans le quartier de Montparnasse. Les Ateliers Gaîté accueilleront, en plus des espaces de commerce complètement repensés, le plus grand food hall d'Europe en partenariat avec MOMA, mais aussi des logements, l'hôtel Pullman rénové, une crèche, une bibliothèque, etc."
Qualité rime avec mixité
Finalement, un centre ne doit plus avoir un seul moteur, mais plusieurs pour y créer un mouvement permanent. "Chaque projet doit ainsi intégrer les besoins de tous les publics, avec des magasins mais aussi des bureaux, des hôtels, du logement, du loisir et des espaces publics, complète Manuel Teba, leader des opérations chez Ceetrus, partisan d'une co-élaboration des programmes à l'échelle locale. C'est un changement de culture et de méthode que nous illustrons à travers notre nouveau nom." Immochan, la branche immobilière du Groupe Auchan, devenant Ceetrus pour incarner sa mutation en développeur immobilier mixte. Historiquement très concentrés sur leur design intérieur, les centres commerciaux s'ouvrent ainsi de plus en plus vers l'extérieur. "C'est ce que nous cherchons à faire avec la transformation de la gare du Nord. Nous savons qu'en quelques années, la foule de visiteurs va passer de 700000 par jour à plus de 900000. Forcément, nous devons intégrer cette donnée et développer de nouvelles infrastructures pour répondre à cet afflux de personnes. Le commerce vient bien après. De fait, le centre commercial participe au développement des villes aujourd'hui."
centres commerciaux français sont répartis dans toute la France, réunissant 38800 commerces et générant un chiffre d'affaires de 129 milliards d'euros en 2018, soit 5% du PIB. Les centres commerciaux reçoivent trois milliards de visites par an.
Une vision également partagée par Maurice Bansay, président et fondateur d'Apsys, et qui fait partie des pionniers des équipements mixtes avec les "Rives de l'Orne" à Caen, "Muse" à Metz et bientôt Bordeaux Saint-Jean. "Le centre commercial n'est plus ici une finalité, mais bien un des maillons urbains qui doit s'intégrer avec le logement, les bureaux, les espaces et services publics, etc., pour (re)créer la ville."
"Les consommateurs viennent autant pour se détendre que pour effectuer leurs achats", Ludovic Castillo, président du directoire d'Altarea Cogedim
L'événementiel constitue un autre élément majeur des centres commerciaux nouvelle génération. À tel point que la filiale foncière de Carrefour en charge de la gestion de ses galeries marchandes, Carmila, a créé son agence dédiée. Sa mission: accompagner les marques dans la génération de trafic et de ventes, via des pop up stores ou des showrooms notamment. Chez Klépierre, leader paneuropéen des centres commerciaux, c'est le département specialty leasing qui gère cette activité. "Certes, les kiosques éphémères, installés au milieu des allées des galeries marchandes à l'occasion de Noël, de la Fête des mères ou de la Saint-Valentin existent depuis des années, décrypte Barthelemy Doat, Dg de Klépierre France. Mais l'activité s'est professionnalisée pour transformer le commerce éphémère en expérience client. Du fait de son caractère éphémère, cet espace à courte durée de vie éveille la curiosité du consommateur et l'incite à se déplacer. En ce qui nous concerne, nous développons en moyenne 200 pop up stores sur l'année sur notre parc. à l'échelle d'un centre comme Val d'Europe, cela représente 30 pop up stores."
À chaque fois, l'objectif est bien de créer la surprise et de susciter l'engagement. Reste une dernière transformation et non des moindres: le passage à l'ère numérique.
L'exploitation des technologies au service de l'expérientiel
"Nous pensons que le centre commercial a vocation à devenir un formidable hub de data et de services, expose Alexandre de Palmas, P-dg de la société foncière Carmila. Avec, dans une logique drive-to-store, le souci d'adresser le bon message au bon moment. Surtout, le numérique constitue un formidable levier pour offrir une caisse de résonance aux actions marketing de nos enseignes, que nous accompagnons au travers du "Kiosque", un ensemble de solutions cross canal qui visent à recruter, fidéliser et transformer. Chaque mois, plus de 420 opérations drive-to-store sont ainsi réalisées au profit de nos commerçants."
Un discours partagé par Ludovic Castillo, qui bénéficie de l'expérience acquise en 2012 avec le rachat de rueducommerce.com*: "En combinant les savoir-faire de nos deux équipes, nous avons pu créer la "Digital Factory", plateforme de traitement de données décryptant le comportement des clients dans les univers physiques et digitaux. Ce qui nous a permis d'affiner notre connaissance du client et de réorganiser nos mix merchandising de façon optimale". Pour, in fine, personnaliser l'offre des centres commerciaux. "C'est la condition sine qua non pour susciter un lien plus émotionnel entre les marques et les visiteurs", ajoute-t-il.
Centre commercial et e-commerce, la fusion des genres
Dans cette optique de sur-mesure, URW mise de son côté sur des formules inédites, mettant à l'honneur les DNVB, les fameuses marques nées en ligne. "Par exemple "Pyramid" au Carrousel du Louvre, décrit Anne Sophie Sancerre, d'URW. C'est un concept-store unique entièrement dédié aux DNVB. La boutique leur permet d'aller à la rencontre de leurs clients de façon à créer de l'attachement. Sont présentes des marques comme Le Slip Français, la marque familiale émoi émoi, Naïa Paris -qui se présente comme de la "Happy lingerie" pour femmes- les lunettes Izipizi, et d'autres. Aux États-Unis, nous innovons aussi avec The Market at Westfield, le premier marché de Noël entièrement dédié aux marques "direct-to-consumer" et DNVB, qui ouvrira dans trois de nos centres pour les fêtes de fin d'année."
"Chaque projet doit intégrer les besoins de tous les publics, avec des magasins mais aussi des bureaux, des hôtels, du logement, du loisir et des espaces publics", Manuel Teba, leader des opérations chez Ceetrus
Cette incursion dans le digital ne s'arrête pas là. Elle se traduit aussi dans la physionomie même du centre. Chatbots, cabines d'essayage à réalité augmentée, reconnaissance faciale, miroirs connectés, assistants vocaux, écrans immersifs, selfie box et espaces dédiés à la réalité virtuelle font partie des dernières innovations mises en place. "Des services phygitaux, ludiques et pratiques à la fois, qui revalorisent l'expérience d'achat physique", souligne Maurice Bansay. Le but étant de s'orienter vers un commerce renouvelé et modernisé. "Partant de ce constat, nous avons poussé un cran plus loin en décidant que le centre commercial avait finalement vocation à diriger tous les flux y compris sur le Net, reprend Renaud Mollard, COO d'Hammerson. Dès 2018, nous avons testé "Shop online" à Bullring, situé à Birmingham. Ce service permet aux shoppers de sélectionner sur le portail du centre tous les articles qu'il souhaitent, et de les régler en une seule fois. En parallèle, pour aiguiller les clients, un chatbot est "virtuellement" présent et les renseigne. L'année écoulée, 2,3 millions de livres de ventes ont été réalisées. Un succès qui nous a motivé pour dupliquer l'expérience sur d'autres centres, générant à ce jour un total de 3,2 millions de livres de ventes."
Avec cet outil, chaque client du centre commercial a désormais le choix de son propre parcours d'achat. Il peut démarrer en ligne par une recherche Google ou sur les réseaux sociaux en quête de conseil ou d'avis d'autres consommateurs; son parcours peut se poursuivre par une commande en ligne sur le portail du centre, suivie par exemple d'une collecte en magasin. Une stratégie très intéressante dans la mesure où elle s'intègre dans le parcours omnicanal que privilégient désormais les consommateurs pour leurs achats. Physique plus numérique, voici définitivement le mix marchand des centres commerciaux de demain.
* Altarea-Cogidim a revendu Rueducommerce en 2016 à Carrefour qui l'a cédé en 2019 à Shopinvest.