"Le magasin est un lieu de construction identitaire", Vincent Chabault
Les petits commerces ne sont pas morts et jouent de leurs armes face aux géants du web. Vincent Chabault, sociologue de la consommation, fait l'éloge du magasin dans son dernier livre. Présentation.
Je m'abonneEn tant que sociologue, quel regard portez-vous sur l'évolution de la consommation?
On assiste à une succession de révolutions commerciales depuis la fin du XIXe siècle mais, ce qui m'intéresse, c'est celle qui a débuté à la fin des années 90 avec l'accès au haut débit dans les foyers puis, dès 2006, la révolution du e-commerce. À partir de cette date, toutes les étapes de la consommation sont numérisées, de l'information du consommateur au choix, en passant par la transaction, le paiement, la logistique et la livraison à domicile. Cette révolution voit s'imposer un modèle, celui d'Amazon, qui concentre 50% du secteur du commerce en ligne aux États-Unis. eBay arrive en deuxième position avec seulement 8% du marché. C'est Amazon qui a fixé les règles du commerce en ligne depuis les années 2000 dans le monde. La dernière évolution du commerce, observée outre-Atlantique est la "retail apocalypse" qui dévaste progressivement les magasins au fur et à mesure que les transactions sur Internet progressent. Mais l'e-commerce n'est qu'un facteur de ce phénomène qui arrive en France. Il y a également l'évolution de la demande et le manque d'investissement des marques dans le numérique.
Et plus récemment?
Durant le confinement, on a assisté à de petites évolutions telles que le développement du drive alimentaire dans la grande distribution et notamment pour l'achat de produits frais. Selon Nielsen, le secteur a recruté 2,5 millions de nouveaux consommateurs via ce mode d'achat à distance. On peut imaginer que cela va partiellement s'installer dans les habitudes des Français. De même, les bouchers et les primeurs ont doublé leur chiffre d'affaires durant le confinement. On a pu observer la capacité d'adaptation des petits commerces qui ont proposé, avec succès, des services additionnels comme la livraison ou le click&collect. La crise du Covid a mis en évidence l'importance des commerces pour créer du lien social.
Au-delà, quelles sont, selon vous, les vertus des commerces dans notre société?
Ce qui garantit le maintien des magasins, c'est toute la vie subtile des petits commerces, des marchés et des centres commerciaux qui assurent un certain nombre de fonctions sociales pour les individus. Annie Ernaux fait même de l'hypermarché un objet littéraire*. Rappelons que les Français consacrent en moyenne deux heures quarante par semaine aux achats hors domicile (hors trajet et hors e-commerce) et 23 minutes par jour. Les consommateurs fréquentent les magasins pour l'animation, pour voir du monde, pour s'inspirer de modèles de vie. C'est un lieu de construction identitaire voire de ressourcement culturel pour certains.
Les consommateurs revendiquent une consommation plus responsable. Comment les commerces peuvent-ils, selon vous, répondre à cette demande?
On constate une évolution de la demande depuis une dizaine d'années avec 30% des consommateurs qui veulent consommer moins et 50% qui veulent consommer mieux. À cette demande, l'appareil commercial s'adapte y compris dans la grande distribution. On voit des formats de Carrefour bio, des rayons de producteurs locaux dans les hypers et supers. D'autres enseignes multiplient les franchises comme Biocoop, Bio C bon dans les grandes agglomérations. Cela passe par des produits locaux, des circuits courts, tout un écosystème qui s'érige contre un modèle de l'agro-industrie de plus en plus décrié. Ce phénomène s'est amplifié durant le confinement. D'ailleurs, à chaque crise sanitaire, il y a un regain pour les circuits courts et pour l'alimentation locale même si cela reste à la marge puisque 70% de l'approvisionnement alimentaire des Français vient de la grande distribution.
Le marché de la seconde main prend également de l'ampleur. Le succès du Bon Coin n'est pas seulement économique. Cette structure permet l'expression d'une consommation durable. Leclerc et Auchan ont ouvert des rayons d'occasion. On voit bien que l'appareil commercial s'adapte aux nouvelles cultures marchandes. De plus en plus, le consommateur est un citoyen qui utilise son portefeuille comme outil d'engagement politique.
Qu'avez-vous observé durant le confinement en termes de consommation?
Cela a accéléré la transition numérique des petits commerces y compris pour certains points de vente isolés. On a même vu des start-up, comme epicery.com, développer des services numériques pour des commerces indépendants. Autre observation, le dispositif du drive fermier s'est imposé durant cette période. Ce mode de consommation répond à toutes les demandes en s'appuyant sur trois valeurs, le numérique, le local et la solidarité avec la filière paysanne. Les consommateurs sont davantage informés et les éleveurs, les artisans, voient leur image revalorisée. Dans ce nouvel écosystème, de nouveaux acteurs viennent "plateformiser" le local. C'est cela qui m'intéresse.
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Votre dernier ouvrage intitulé "Éloge du magasin" dénonce l'amazonisation de la consommation. Pouvez-vous revenir sur ce terme?
Je l'observe sans vraiment le dénoncer. Au-delà de la croissance des ventes en ligne dans le commerce de détail, cela qualifie la consommation sous algorithme à savoir la récupération des données personnelles de consommation par les grands opérateurs à des fins de ciblage publicitaire et de personnalisation. C'est également une nouvelle culture marchande qui s'installe inculquée par Jeff Bezos qui impose les plateformes comme un circuit moins cher avec une offre exhaustive et des produits immédiatement disponibles. Le problème, c'est l'accoutumance, la dépendance des consommateurs envers ces acteurs. Quand on regarde les chiffres, au 1er trimestre 2020, Amazon.fr a cumulé 30 millions de visiteurs uniques par mois, soit 52% des Français. Et les clients d'Amazon sont en majorité des Parisiens, pourtant entourés de librairies de quartier... Ce commerce en ligne prédateur pousse à la dévitalisation des centres-villes, à la précarisation des métiers dans les entrepôts...
Quel est le "bon" commerce en ligne, selon vous?
Avant le confinement, on a vu émerger effectivement une consommation en ligne plus vertueuse qui ne tourne pas le dos aux magasins, qui est fiscalement en règle et qui applique des conditions de travail conformes au droit du travail. Un des secteurs qui illustre le mieux le mariage réussi entre le commerce et Internet, ce sont les libraires justement. Longtemps taxés de ringards, on s'aperçoit qu'ils font du click & collect depuis bien longtemps et qu'ils réussissent à attirer les clients en magasin pour déclencher de la vente additionnelle. La culture du phygital s'est popularisée pour tous ces portails réunissant des librairies indépendantes sans qu'aucune d'entre elles n'ait jamais voulu ressembler à Amazon. Autre modèle de consommation vertueuse sur le net, le Bon Coin. Ce site a su développer le commerce en ligne de proximité puisque les transactions sont réalisées dans un périmètre de 70km maximum du domicile et donnent lieu à une rencontre physique. On tisse du lien social derrière la consommation numérique. Dans cette logique, il ne serait pas étonnant de voir cette marque ouvrir des boutiques sous forme de showroom. Le Bon Coin se construit contre le modèle déshumanisant d'Amazon. Ce qui est sûr, c'est que le commerce de l'économie sociale et solidaire va se renforcer pour des questions économiques et écologiques.
Vous parlez du magasin comme lieu de construction identitaire, mais des sites communautaires comme Vinted ne remplissent-ils pas cette même fonction?
En tout cas, ces plateformes en ligne ciblent certaines populations et c'est bien là l'avenir du commerce. L'horizon est là. La demande moyenne des hypermarchés n'est plus trop présente, ce qui explique la "retail apocalypse". Le ciblage milieu de gamme est remis en cause depuis une dizaine d'années, donc les marques ont tout intérêt à segmenter (corners, boutiques éphémères...) y compris sur Internet.
Vous évoquez les points-relais comme outil logistique contribuant à la fabrique urbaine. Pouvez-vous revenir sur ce chapitre de votre livre?
Derrière le clic, il y a la ville. Pour livrer les achats, il faut des routes, des entrepôts, des plateformes logistiques qui conduisent à des déplacements de marchandises, jusqu'au dernier kilomètre avec les relais-colis. À Paris, par exemple, il y a 250000 colis livrés chaque jour, souvent à domicile.
Authenticité, personnalisation, fidélisation... Les commerces doivent-ils faire écho aux sirènes du marketing pour séduire les consommateurs?
Bien sûr, le commerce doit s'adapter à la transformation sociale et aux attentes des consommateurs. Et ces demandes peuvent être très différentes, voire opposées. Si le marketing minimaliste séduit les bobos des magasins bio, il y a aussi un goût pour la consommation de déstockage. Le succès de l'enseigne Action repose sur l'alliance de la consommation tactique et hédonique. "Se faire plaisir" est une norme universelle et Action répond à cette norme quel que soit le budget du consommateur. Il s'agit d'un hard discount du XXIe siècle, non stigmatisant et valorisé de manière assez inattendue sur les réseaux sociaux par les clientes elles-mêmes.
Comment voyez-vous évoluer le commerce dans les prochaines années?
Sans hésitation, la vente sans contact va continuer à s'imposer. Les consommateurs vont s'approprier les circuits de vente qui l'accompagnent (drive alimentaire, commande en ligne...). Mais le commerce de demain se nourrit également de contact, ce lien qui témoigne du sens investi dans l'achat. Le commerce personnifié est un repère dans le quotidien, c'est le lieu du lien y compris pour les jeunes générations. La croissance du commerce en ligne rend plus visibles les fonctions sociales des magasins et le rôle qu'ils jouent dans l'existence des individus. Enfin, le commerce est un enjeu de vitalité démocratique du pays. D'un point de vue étymologique, le commerce, c'est le lien, c'est l'échange.
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* Annie Ernaux, "Regarde les lumières mon amour", Seuil, coll. "Raconter la vie".
Son parcours
2008: Thèse de doctorat à l'École des hautes études en sciences sociales sur l'histoire de la FNAC et la sociologie des vendeurs
2014: Vers la fin des librairies? Documentation française
2017: Sociologie de la consommation (Dunod)
2020: éloge du magasin contre l'amazonisation (Gallimard)