« Le retail de demain sera plus vertueux », Emma Recco, directrice stratégie et développement d'Ikea
IKEA France occupe une place à part dans le monde des grandes enseignes de l'ameublement et de la décoration. Entreprise non cotée et héritière de la pensée de son fondateur Ingvar Kamprad, la société vit plutôt bien les mues que lui imposent le phygital et l'ère de l'e-commerce post-Covid. Emma Recco, directrice stratégie et développement de la filiale hexagonale du groupe suédois, fait le point sur les grands enjeux auxquels fait face le retailer et sur les chantiers en cours.
Je m'abonneLe premier semestre 2023 s'achèvera dans quelques semaines. IKEA France est-elle en ligne avec les objectifs fixés pour la période ?
Emma Recco : Nous sommes très confiants en dépit d'un contexte riche en défis de toutes sortes. L'année 2022 s'est achevée sur un chiffre d'affaires de 3,2 milliards d'euros, dont 20 % ont été réalisés en ligne. Concernant l'exercice 2023 déjà bien entamé, nos résultats sont alignés avec nos objectifs de croissance, notamment en matière de volume des ventes. Nous avons même dépassé le niveau de revenus d'avant la pandémie. Nous avons la chance d'opérer dans un domaine touchant à l'univers de la maison, considéré comme une valeur refuge. De plus, le foyer est devenu un lieu de vie où un grand nombre d'activités se sont développées comme le télétravail et le sport.
Quels sont vos chantiers RSE pour 2023 ?
E.R. : Nous avons envie d'inciter le plus grand nombre à avoir un mode de vie plus sain et plus durable en promouvant tout ce qui a trait à la circularité. Nous nous sommes engagés à ne proposer à la vente que des articles écoconçus d'ici 2030. Ils seront fabriqués à partir de matériaux recyclés ou renouvelables. Depuis 2014, nous proposons à nos clients de leur racheter leurs produits et nous les revendons dans nos espaces de seconde vie au prix où nous les avons acquis. Depuis quelques mois, nous avons décidé d'accélérer le mouvement en ajoutant un simulateur en ligne permettant aux personnes intéressées par cette démarche de connaître le prix auquel IKEA pourrait reprendre le produit qu'ils ont acheté chez nous. Les revenus que nous tirons des espaces de seconde vie s'élèvent à 1 % de notre chiffre d'affaires total, soit près de 32 millions d'euros. Pour ce qui concerne le volet énergie, deux tiers de nos magasins et dépôts sont équipés de toitures photovoltaïques. Notre éclairage est déjà depuis quelques années 100 % LED et le groupe IKEA a investi dans une quarantaine d'éoliennes en France afin de produire de l'énergie d'origine renouvelable. Les quelques chaudières à gaz qui restent sont amenées à disparaître, remplacées au fur et à mesure par des pompes à chaleur. D'ici 2025, toutes les livraisons clients seront assurées par une flotte électrique. Depuis décembre, nous faisons transiter nos livraisons clients sur la Seine, le dernier kilomètre étant assuré par des véhicules électriques. Enfin, sur le plan sociétal, nous garantissons les principes d'égalité, d'équité, d'inclusion et de diversité au sein de notre entreprise. IKEA France a atteint la note maximale de 100/100 sur l'index de l'égalité professionnelle femmeshommes*. Nous venons en aide aux plus démunis, notamment en luttant contre le mal logement dans le cadre de partenariats comme celui que nous entretenons avec la Fondation Abbé Pierre. Par ailleurs, plus de 180 réfugiés ont été formés dans le cadre d'un programme ad hoc par IKEA et 70 % d'entre eux ont été recrutés par la suite.
Nous avons envie d'inciter le plus grand nombre à avoir un mode de vie plus sain et plus durable en promouvant tout ce qui a trait à la circularité. Emma Recco, directrice stratégie et développement de la filiale hexagonale du groupe Ikea.
Quelle est votre vision des grands enjeux auxquels font face les retailers ?
E.R : Le retail de demain sera plus vertueux, à la fois parce que nous devons prendre nos responsabilités, mais aussi parce qu'il faut répondre aux besoins des consommateurs, qui évoluent très rapidement. À cet égard, j'aimerais évoquer quatre grands enjeux. Le premier consiste à réfléchir au commerce de demain et à sa rentabilité, en intégrant la circularité dans notre offre de produits (seconde main, écoconception...). Cette transition pose au demeurant de nombreuses questions en matière de réparabilité, traçabilité et durabilité des produits. Le deuxième enjeu va concerner les services. Avec le développement des applications, des sites de vente en ligne, des magasins de petits formats, des points de retrait, les services se multiplient, entraînant souvent plus de livraisons aussi. Il faut donc développer des solutions qui répondent aux besoins des clients tout en respectant les impératifs de durabilité (une flotte de véhicules la plus verte possible, par exemple). Le troisième enjeu, c'est la complémentarité des différents canaux de vente. Le modèle omnicanal suppose d'avoir le bon canal, le bon format au bon endroit, en garantissant une fluidité de parcours maximale entre tous ces canaux pour le client qui, de son côté, interagit avec une marque, une enseigne. L'expérience doit être qualitative de bout en bout. Enfin, le quatrième enjeu est davantage lié aux ressources humaines. Le retail est un secteur où l'innovation est très riche. Il faut donc faire évoluer nos collaborateurs, les former pour garantir une bonne adoption des nouveaux outils technologiques car investir dans le digital ne sert à rien si les outils ne sont pas utilisés. Autre point connexe, il faut savoir attirer, cultiver et retenir les talents, les bons profils étant ceux qui reflètent la société actuelle.
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Où en est l'enseigne en matière d'omnicanalité ?
L'omnicanalité est importante, mais ce n'est pas une fin en soi. C'est un moyen de satisfaire le client qui veut acheter quand il veut, où il veut et comme il veut. Avec le boom des ventes internet, le chiffre d'affaires réalisé en ligne a quadruplé en trois ans. Pour autant, nous croyons beaucoup aux magasins physiques, où se font près de 80 % de nos transactions. Les consommateurs français y sont attachés : ils viennent voir les univers, les collaborateurs, ils ont besoin de cette expérience-là. Nous continuons à investir dans nos magasins existants, dont nous développons les capacités logistiques, ainsi que dans de nouveaux petits points de vente. En même temps, nous ajoutons du digital dans l'expérience client faite en magasin physique. Ainsi, nous avons introduit une dimension immersive dans notre atelier de conception sur l'avenue Daumesnil à Paris, avec la reconstitution de plus de 80 ambiances modélisées renforcées par des QR codes, des informations et des produits en taille réelle. À l'inverse, quand on est en contact avec un client qui ne souhaite pas se déplacer, nous pouvons lui proposer d'échanger avec lui à distance via un partage d'écran pour lui montrer des solutions. Au final, on ajoute de l'humain au digital, et on introduit du digital dans le magasin physique. L'idée est de gommer les frontières pour développer la complémentarité des canaux.
L'offre est devenue plus segmentée donc ?
Le modèle IKEA s'est construit sur ces grands magasins de périphérie avec absolument tout sous le même toit : l'inspiration, le conseil, l'expertise, les solutions en aménagement et le stock. Or, en quelques années, nous avons multiplié les points de vente hyperurbains et avons développé des services diversifiés. Aujourd'hui, une multitude d'interactions avec notre clientèle est possible et les choses se sont complexifiées. Vous avez toujours les clients qui viennent en magasin, mais vous avez en plus ceux qui se déplacent et veulent qu'on leur prépare leur commande ou souhaitent être livrés en livraison express, voire le lendemain, etc. Il existe aussi des clients qui se rendent en magasin, rentrent chez eux et commandent ensuite en ligne avec un service de préparation de commandes. Ceux-la peuvent revenir également chercher leurs produits. Cela suppose un outil d'orchestration des stocks et des livraisons pour répondre au mieux à la demande du client.
L'idée du magasin petit format est d'avoir un relais en centre-ville pour apporter du conseil en milieu très urbain.
La crise a-t-elle freiné les achats de vos clients de façon notable ? Et quelles parades avez-vous mises en place pour y répondre ?
La maison est une valeur refuge, comme je le mentionnais plus tôt. Les Français continuent d'investir dans leur chezsoi, aux différentes étapes de leur vie. En revanche, en période d'inflation, les consommateurs peuvent être amenés à faire des arbitrages entre l'achat d'un bien d'ameublement, un voyage, etc.., voire reporter purement et simplement la dépense. Ils peuvent aussi choisir de redécorer leur intérieur à moindre coût en misant sur des accessoires de décoration. Pour essayer d'atténuer les effets de l'inflation sur le budget des ménages, le paiement fractionné représente une vraie opportunité. Depuis quelques mois, nous proposons le paiement en 20 fois et 30 fois sans frais et avons abaissé le seuil d'achat minimum pour accéder à ces facilités. Nous prenons en charge les frais de crédit. Ce qui me paraît primordial néanmoins, c'est de continuer à travailler notre offre. Le modèle IKEA est complètement intégré : tous les produits vendus sont développés par nos soins. Depuis de nombreuses années, nous travaillons sur ce qu'on appelle "le design démocratique". À chaque fois qu'un designer travaille sur un produit en amont, il prendra en considération les cinq dimensions du design démocratique : fonctionnalité, esthétique, qualité, prix et durabilité.
Quels sont les relais de croissance que vous cherchez à développer ?
Nous croyons beaucoup aux magasins physiques et aux petits formats. IKEA est présent sur le marché français via 43 magasins dont sept de petit format, implantés en zones urbaines et complétés par cinq dépôts centraux pour répondre aux différents besoins logistiques (livraison des points de vente et des clients). L'idée, avec les petits formats, est d'avoir un relais en centre-ville pour apporter du conseil en milieu très urbain, mais aussi accompagner des projets un peu plus compliqués comme la conception de cuisines, de dressings et de salles de bains. Le développement du digital et celui du business circulaire sont aussi des relais de croissance auxquels nous croyons, tout comme l'essor de la clientèle professionnelle. Nous cherchons évidemment à attirer des nouveaux segments de clients comme les "millenials", et à fidéliser tous nos clients en développant des programmes comme IKEA Family dont la base comprend déjà des millions de membres.
Innovez-vous avec vos fournisseurs ?
Quand nos designers développent des produits, ils travaillent beaucoup avec les fournisseurs car ce sont eux qui ont le savoir et la compétence. Ils maîtrisent les outils de production. La cocréation qui en résulte permet d'obtenir des solutions optimisées sur le plan de la fabrication, du packaging, du choix de matériau. Notre armoire Pax est un de nos produits phares depuis plus de 20 ans et de nouvelles références vont être lancées bientôt avec un temps de montage divisé par quatre. Cela ne nécessitera quasiment plus qu'une clé Allen. Et l'usine de production est située en France. C'est très vertueux !
* Le groupe est membre de l'Equal Pay International Coalition (EPIC).
Son parcours :
Née en 1973. Juriste de formation, Emma Recco est diplômée de l'université des sciences sociales de Toulouse et de l'ESSEC Business School. En 1999, elle commence sa carrière au sein des ressources humaines d'IKEA. Puis elle prend des responsabilités opérationnelles en dirigeant un magasin à Toulouse pendant 6 ans. En 2014, elle prend les rênes de la direction Immobilier/ Expansion et travaille notamment sur le développement de nouveaux formats (magasin Paris la Madeleine). En 2019, elle est nommée directrice générale en charge de la stratégie. À cette occasion, elle intègre le comex d'IKEA France. Elle pilote l'expansion, l'innovation, la transformation et le développement durable.
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