Marc Lolivier (FEVAD) : "L'e-commerce, pilier économique, reste un champ de bataille réglementaire"
Septembre 2025 - Marc Lolivier, délégué général de la Fevad, dresse un état des lieux de l'e-commerce : enjeux réglementaires, percée des plateformes asiatiques, transition numérique... Tour d'horizon d'un secteur qui, selon l'expert, "gagne en maturité".

En 2025, qu'est-ce que la Fevad et quelles sont ses missions ?
Nous sommes la Fédération française du commerce électronique. Nous rassemblons aujourd'hui plus de 800 adhérents. Des entreprises de toutes tailles et de tous horizons qui ont une activité de vente en ligne. Cela comprend aussi une centaine de membres associés issus de l'écosystème du marketing, de la logistique ou encore du paiement.
Nos missions sont triples. La première est une mission d'intelligence économique : nous analysons les tendances, organisons des ateliers et mettons à disposition de nos membres un observatoire du marché pour leur permettre d'anticiper les évolutions. La deuxième mission consiste à promouvoir une image responsable de l'e-commerce. La confiance est au coeur de notre engagement : chacun de nos membres adhère à notre Charte Qualité. Nous avons aussi à coeur de favoriser le dialogue avec les consommateurs, à travers notre service de médiation agréé. Enfin, la troisième mission est d'ordre réglementaire : nous contribuons à l'élaboration des normes en lien avec les autorités, et nous accompagnons les entreprises dans leur mise en oeuvre.
Quel bilan pour l'e-commerce ces dernières années ?
L'e-commerce a connu une accélération exceptionnelle pendant la crise du Covid. Il a joué un rôle déterminant, non seulement pour les consommateurs confinés, mais aussi pour maintenir le lien économique et permettre à de nombreuses entreprises de l'industrie et du commerce de continuer à exister. Cette période a marqué un tournant. Après cette phase de croissance très rapide, la décrue post-Covid s'est amorcée avec la fin du confinement et la réouverture des magasins.
Mais c'est surtout l'inflation qui a dominé les années suivantes. Fin 2022 et début 2023, les ventes de produits non alimentaires - près de 80 % de l'offre e-commerce - ont reculé en raison des arbitrages de consommation. En 2023, la croissance globale de l'e-commerce a atteint 10 %, portée essentiellement par l'inflation et la montée en puissance des services. Cette croissance s'est maintenue en 2024, mais avec un changement notable : le retour de la progression des volumes de transactions. C'est un signe encourageant. Cela traduit une reprise plus saine, fondée sur une vraie dynamique de consommation, et non plus uniquement sur la hausse des prix.
Cette évolution montre que l'e-commerce est désormais étroitement lié à la conjoncture économique, et surtout profondément ancré dans les habitudes des Français. C'est aussi le moment de constater que ce secteur est devenu un des piliers de notre économie avec plus de 2,5 milliards de transactions et un chiffre d'affaires qui dépassera les 200 milliards d'euros en 2026, soit près de 7 % de notre PIB.
Les plateformes asiatiques comme Shein et Temu prennent une part de marché croissante. Quel regard portez-vous sur cette concurrence ?
Depuis plus d'un an, nous alertons activement sur la montée en puissance de ces plateformes, qui représentent un véritable défi pour l'ensemble du secteur e-commerce, mais aussi le commerce dans son ensemble. Avec d'autres associations professionnelles, nous avons engagé plusieurs actions pour sensibiliser le gouvernement et les parlementaires à l'ampleur du phénomène. Aujourd'hui, un colis sur quatre, traité par La Poste, provient de ces plateformes, et ce chiffre double chaque année. À ce rythme, d'ici 2027, un colis sur deux pourrait en être issu.
Face à cela, je me bats au quotidien - et je continuerai à le faire - pour que ces acteurs soient soumis aux mêmes obligations que les entreprises françaises et européennes. Il n'y a aucune raison qu'ils puissent échapper aux règles que nous respectons. Nous demandons donc aux autorités compétentes, tant au niveau national qu'européen, de faire appliquer les règles en sanctionnant les manquements constatés, y compris en faisant bloquer l'accès aux plateformes qui multiplient les infractions.
Il est également urgent de supprimer les avantages indus dont bénéficient ces plateformes, notamment l'exonération de TVA pour les colis de moins de 150 euros ou les tarifs postaux préférentiels. Enfin, nous demandons à la Commission européenne d'enclencher des procédures antidumping et anti-subvention. Il est temps que l'Europe prenne ses responsabilités et protège ses entreprises en jouant pleinement son rôle de puissance régulatrice vis-à-vis de ces acteurs.
Que pensez-vous de la loi anti fast-fashion votée en juin ?
Cette proposition de loi répond à une préoccupation légitime : lutter contre les dérives environnementales et sociales de certains modèles de production et de distribution portés par les plateformes asiatiques d'ultra fast-fashion. Cela dit, il est essentiel que cette loi ne fasse pas de victimes collatérales parmi les entreprises françaises, dont les pratiques et les engagements ne sont en rien comparables avec ceux de ces plateformes. Nos entreprises sont déjà soumises à des normes environnementales parmi les plus strictes et les ambitieuses au monde, notamment avec la loi AGEC ou la loi Climat. Il serait paradoxal qu'elles soient pénalisées alors qu'elles agissent, justement, en faveur d'un commerce plus durable.
L'année 2025 fut riche en réglementations. Où en est-on avec le DSA dont on a parlé tant en début d'année ?
Le DSA a représenté un chantier majeur pour beaucoup de nos entreprises. Nous les avons accompagnées tout au long du processus d'implémentation, en lien avec la DGCCRF et l'ARCOM. Les efforts de mise en conformité ont été très significatifs, et je tiens à saluer l'engagement des acteurs du secteur. Le DSA fixe un cadre exigeant pour les marketplaces. Il a indéniablement renforcé leurs obligations. L'essentiel, toutefois, est que nous avons su conserver un régime de responsabilité adapté, compatible avec leur rôle d'intermédiaire.
Parmi l'actualité réglementaire importante en 2025, je citerai la loi sur l'accessibilité numérique entrée en vigueur en juin. C'est un enjeu d'inclusion auquel nous sommes très sensibles. L'e-commerce permet, sur tous les territoires, à des millions de Français, d'accéder à une offre riche et diversifiée à laquelle il n'aurait souvent pas accès sans les sites de vente en ligne. Il n'est pas normal que les personnes en situation de handicap en soient exclues. Depuis plus d'un an, les équipes de la FEVAD travaillent aux côtés des différentes parties prenantes pour aider les entreprises à mettre en oeuvre concrètement ces nouvelles obligations, avec un objectif clair : celui de garantir un e-commerce véritablement accessible à tous. Pour moi, l'accessibilité numérique ce n'est pas un plus, c'est un droit.
D'autres sujets réglementaires ?
Oui, un autre sujet en cours mérite aujourd'hui toute l'attention des professionnels du secteur : la CNIL a lancé cet été une consultation publique sur un projet de recommandation relatif à l'usage des pixels de suivi dans les courriels. Concrètement, cela pourrait aboutir à l'obligation d'obtenir le consentement préalable des internautes avant toute utilisation de ces pixels. Or, ces outils jouent un rôle important pour les e-commerçants. Supprimer la possibilité d'utiliser les données de suivi des e-mails, par exemple leur ouverture, aurait des effets négatifs très significatifs : cela limiterait la capacité des sites à cibler efficacement leurs campagnes, à réguler la pression commerciale, et à éviter que les consommateurs ne se sentent sursollicités - avec pour conséquence directe des taux de désabonnement plus élevés. Nous plaidons pour une approche équilibrée, qui prenne en compte les usages légitimes de ces outils ainsi que les services qu'ils rendent aux consommateurs. Par exemple, s'assurer qu'un client a bien reçu le mail de confirmation d'une commande est non seulement légitime de la part de l'e-commerçant, mais c'est aussi un service attendu par le client.
Une autre réglementation, européenne cette fois, nous mobilise également : il s'agit du DFA (Digital Fairness Act). Potentiellement, ce texte comporte un risque systémique pour l'e-commerce en Europe. Car il pourrait bien remettre en cause certains fondements du marketing digital, en particulier en cherchant à interdire toute forme d'"influence" sur le consommateur en ligne - notamment à travers la notion de "dark patterns". Or, il existe déjà, au niveau européen, un arsenal juridique robuste pour lutter contre les dérives. Au lieu d'ajouter une nouvelle couche réglementaire, pourquoi ne pas commencer par renforcer l'application des règles existantes.
J'ai toujours défendu une ligne claire : ce qui est interdit en magasin doit aussi l'être en ligne. Mais à l'inverse, ce qui est autorisé dans le commerce physique ne devrait pas être prohibé sur internet. Le DFA, tel qu'il apparaît aujourd'hui, semble vouloir rompre avec cette logique, en introduisant un régime de surprotection spécifique au numérique. Nous allons activement contribuer à la consultation de la Commission européenne sur le sujet, en restant ferme sur les principes, mais également constructifs dans nos propositions.
Et la loi de simplification économique ?
C'est un paradoxe étonnant : cette loi, censée simplifier la vie des entreprises, risque en réalité de la compliquer pour de nombreux acteurs de l'e-commerce. Lors de son examen à l'Assemblée nationale, une disposition a été introduite pour soumettre les entrepôts d'e-commerce à une autorisation d'exploitation commerciale - un régime qui s'applique aujourd'hui aux grandes surfaces. Mais les entrepôts ne sont pas des lieux de vente au détail. Ils ne reçoivent pas de public, n'ont pas les mêmes fonctions ni les mêmes impacts. Ils sont par ailleurs déjà encadrés par de nombreuses règles administratives pensées pour eux. Pourquoi ajouter une contrainte supplémentaire, qui ne s'appliquerait qu'à eux, et qui épargnera leurs concurrents établis à l'étranger, au premier rang desquels Temu et Shein ? C'est totalement incohérent, en plus d'être injuste. Heureusement, tout n'est pas encore joué : le texte doit encore repasser en commission mixte paritaire. La FEVAD est pleinement mobilisée pour convaincre les parlementaires de supprimer cette disposition.
Les acteurs du secteur se distinguent également par leur engagement RSE très marqué...
Absolument, et cet engagement ne cesse de se renforcer. Nous l'avons encore constaté en début d'année, lors de la révision de notre charte pour un e-commerce responsable signée avec les entreprises et le gouvernement. Sur le terrain, cet engagement se traduit par des actions très concrètes. Par exemple, la réduction des emballages - ou tout simplement la suppression du vide dans les colis - permet non seulement de limiter les déchets, mais aussi de réaliser des économies en transport et en logistique. J'y vois le signe que lorsque le bon sens économique rejoint le bon sens écologique, tout le monde y gagne. L'idée selon laquelle l'environnement serait uniquement synonyme de contraintes réglementaires ou de coûts supplémentaires s'efface peu à peu. On entre dans une logique plus volontariste, où la performance environnementale peut être aussi considérée comme un levier d'efficacité économique.
Et l'IA dans tout cela ?
L'intelligence artificielle, et en particulier l'IA générative, est en train de transformer en profondeur l'e-commerce. Ce sont 82 % des acteurs français qui y ont désormais recours, soit une progression de 10 points en un an. Ce chiffre montre à quel point l'adoption est rapide et massive. Je note par ailleurs que les e-commerçants français ont pris de l'avance par rapport à beaucoup de nos voisins européens. L'innovation fait partie intégrante de l'ADN de l'e-commerce, et cette technologie ouvre de nouvelles perspectives dans de très nombreux domaines. La vitesse du digital est fascinante, et ce qui frappe dans l'e-commerce français, c'est sa capacité à s'adapter en permanence, à rebondir, à innover. C'est aussi sans doute ce qui explique sa résilience et sa réussite.
Marc Lolivier
Engagé depuis plus de 20 ans aux côtés des acteurs du e-commerce, Marc Lolivier est actuellement délégué général de la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (FEVAD) et représente la France au sein de la Fédération européenne du e-commerce (Ecommerce Europe), dont il est vice-président en charge des affaires publiques. Juriste de formation, il est titulaire d'une maîtrise en droit privé, d'un DEA en droit de la propriété intellectuelle et d'un diplôme de l'Institut français de presse.
Sur le même thème
Voir tous les articles Interview