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Stéphane Auray : "Une stratégie où tout le monde va perdre"

L'administration Trump a récemment réactivé sa politique commerciale protectionniste en imposant des droits de douane massifs, notamment envers la Chine mais aussi l'Europe. Pour comprendre les enjeux et conséquences de cette "guerre commerciale 2.0", Stéphane Auray, professeur d'économie à l'École Nationale de la Statistique et de l'Analyse de l'Information (ENSAI) et à Rennes School of Business, a accepté un entretien.

Publié par Jérôme Pouponnot le | mis à jour à
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Stéphane Auray : 'Une stratégie où tout le monde va perdre'
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Vous travaillez depuis des années sur les politiques commerciales et les guerres commerciales. Comment analysez-vous la stratégie de Donald Trump et ses conséquences ?

J'ai commencé à travailler sur le protectionnisme il y a plus de quinze ans, à une époque où le sujet n'intéressait plus grand monde. Mais avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, la question est redevenue centrale. Ce qui frappe, c'est que la guerre commerciale actuelle n'est pas liée à une récession ou à un choc économique, comme ce fut le cas dans les années 1930 ou après la Grande Dépression, mais à une décision purement politique et idéologique de l'administration américaine. Le hic, c'est qu'il s'agit d'une stratégie où tout le monde va perdre. Aucun économiste sérieux ne défend cette stratégie : comme le confirme une récente analyse du Peterson Institute for International Economics, ces mesures risquent de freiner significativement la croissance américaine.

Quels sont les objectifs affichés de l'administration Trump ?

Il y en a trois principaux : rééquilibrer la balance commerciale, réindustrialiser le pays et créer des emplois manufacturiers. L'idée, c'est que les droits de douane imposés aux importations, notamment chinoises, vont pousser les entreprises à relocaliser leur production aux États-Unis, générer des recettes fiscales et protéger l'emploi local. Mais dans les faits, ces objectifs sont loin d'être atteints.

Dans le passé, les droits de douane ont-ils vraiment permis de réindustrialiser les États-Unis ?

Pas vraiment, non. Toutes les études sérieuses montrent que l'effet sur l'emploi industriel a été quasi nul. Le travail de David Autor et ses collègues, par exemple, conclut à une absence d'impact positif sur l'emploi dans les zones concernées par les barrières douanières. De plus, les entreprises cherchent avant tout à contourner les taxes en installant des filiales au Mexique ou au Vietnam, ce qu'on appelle le "tarif jumping". Résultat : on importe moins de Chine, mais davantage d'autres pays asiatiques, sans véritable relocalisation.

Les consommateurs américains ont-ils été protégés de la hausse des prix, comme le promettait Donald Trump ?

Absolument pas. Les droits de douane sont répercutés sur les prix à la consommation. Selon une étude de Fajgelbaum, Goldberg, Kennedy et Khandelwal "The Return to Protectionism", la guerre commerciale de 2018-2019 a entraîné une hausse moyenne de 1 point de pourcentage sur les prix des biens importés, soit une perte de revenu réel pour les ménages de 0,27 % du PIB américain. La confusion avec la pandémie et la guerre en Ukraine a masqué l'effet pour le grand public, mais les économistes l'observent clairement.

L'administration Trump justifie aussi ses mesures par la nécessité de rééquilibrer la balance commerciale. Qu'en est-il ?

Le déficit commercial américain n'a pas diminué, il a même augmenté entre 2018 et 2022. La force du dollar, renforcée par la baisse des importations, a rendu les produits américains plus chers à l'export, ce qui a pesé sur les exportations. Les recettes douanières, quant à elles, restent marginales dans le budget fédéral.

Pourquoi la stratégie de relocalisation industrielle paraît-elle illusoire ?

Les coûts salariaux américains sont parmi les plus élevés au monde. Relocaliser la production de masse, notamment dans l'électronique ou l'automobile, est économiquement irréaliste. Les États-Unis ont une économie de service très développée, mais l'industrie lourde ne reviendra pas à ses niveaux d'antan. C'est un mythe économique qui ne résiste pas à l'analyse.

Quelles sont les conséquences pour l'Europe, et notamment pour le commerce en France ?

L'Europe est une victime collatérale. Même si l'Europe bénéficie d'un délai de 90 jours, les conséquences seront significatives. Les nouveaux droits de douane américains visent aussi les exportations européennes, même si l'ampleur est moindre qu'avec la Chine. À court terme, cela se traduira par une hausse des prix pour les entreprises et les consommateurs, une perte de pouvoir d'achat et un impact négatif sur le PIB, notamment pour les pays très dépendants du commerce avec les États-Unis comme l'Allemagne et l'Italie. La Banque centrale européenne devra réagir à la hausse de l'inflation, ce qui risque de pénaliser l'ensemble de la zone euro.

L'Europe a-t-elle des marges de manoeuvre pour répondre à cette offensive protectionniste ?

Les marges budgétaires sont limitées. L'Union européenne pourrait riposter en taxant les géants du numérique américains, mais cela aurait aussi un coût pour les entreprises et les consommateurs européens, qui dépendent de nombreux services américains. La vraie solution serait une solidarité budgétaire et industrielle européenne, avec des investissements communs pour soutenir les secteurs stratégiques et amortir le choc sur les entreprises les plus exposées.

Peut-on espérer une négociation ou une "désescalade" ?

C'est possible en effet et il semblerait que ce soit le chemin pris. Trump a souvent utilisé la menace maximale comme levier de négociation. Mais l'expérience de son premier mandat montre qu'il peut aussi aller jusqu'au bout de ses annonces. La crédibilité de la parole américaine est d'ailleurs affaiblie par ces revirements constants.

Au sujet de Stéphane Auray

Stéphane Auray est professeur d'économie à l'École Nationale de la Statistique et de l'Analyse de l'information et à Rennes School of Business. Il est spécialiste de macroéconomie, d'économie internationale et du marché du travail. Ses recherches portent notamment sur les politiques commerciales, les guerres économiques et les dynamiques des marchés de travail.



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